Obésité, Nature et Volonté
Le feedback négatif que j’entends le plus souvent concernant la chirurgie bariatrique (et j’ai essentiellement des retours positifs) concerne le côté non-naturel de l’opération. Les gens qui sont extérieurs au problème ne comprennent pas la nécessité de la chirurgie, ils la voient souvent comme une « tricherie » avec le corps, voire comme une « solution de facilité » (s’ils savaient…). Et j’entends même parfois des obèses me dire qu’ils refusent la solution chirurgicale parce qu’ils n’aiment pas l’idée de modifier leur corps artificiellement. Moi-même, c’était une de mes principales réticences au début.
Hier, cette idée me travaillait et cela m’a inspiré une réflexion que je voulais partager avec vous.
Comme dirait le président d’une eau qu’on n’a plus le droit de boire après l’opération parce qu’il y a des bulles dedans, « la nature est bien faite, non? ». D’un point de vue strictement biologique, il y a quelques « tâches » essentielles pour la survie de l’espèce: dormir, se reproduire et manger sont probablement les 3 principales qui me viennent en tête. Et pour chacune de ces trois activités, le corps nous envoie des signaux complémentaires d’incitation, d’encouragement et d’arrêt. La fatigue, les rêves et l’envie de pisser pour le sommeil (c’est schématique bien sûr). La libido, la jouissance et l’orgasme masculin pour le sexe (vous imaginez ce qui se passerait si les hommes pouvaient avoir des orgasmes à répétition? on ne ferait plus que ça!). Et pour se nourrir, on a la faim qui nous conseille d’aller manger, le plaisir qui nous dit de continuer et la satiété qui nous recommande de nous arrêter. Si on ne prenait aucun plaisir à dormir, à faire l’amour ou à manger, ce serait dramatique pour l’espèce. Regardez les pandas.
Donc la nature est bien faite, mais elle est parfois fragile. Ces signaux sont essentiellement instinctifs, hormonaux, physiologiques, ils ne sont pas conscients. Mais avec notre intelligence d’Homo Sapiens Sapiens grandissante, on a aussi appris à prendre le pouvoir sur nos instincts. A travers notre éducation, notre culture, certaines substances chimiques et bien d’autres choses, on est maintenant capables de passer outre ces signaux qui régulent notre activité fondamentale et favorisent notre survie et celle de l’espèce humaine.
Beaucoup de gens croient que l’obésité est le résultat d’un manque total de volonté. « Non mais c’est vrai quoi, moi aussi j’en aurais bien envie de cet éclair au chocolat, mais moi j’ai de la volonté, je sais résister à mes pulsions, moi. » Et si je vous disais que ce genre de discours était le commencement d’un processus complexe mais dramatique qui peut mener à l’obésité.
Si quelque chose nous donne envie de le manger, c’est généralement soit cérébral, soit plus profond. Si c’est cérébral, c’est très facile à contrecarrer avec ce genre de raisonnement volontariste. Mais si l’envie est plus profonde, c’est un signal de notre corps. Ca se passe ailleurs. Et pour y résister, il faut soit un autre signal contradictoire (la peur d’être malade par exemple), ou alors une pensée très forte de privation. Autrement dit, si on a les tripes solides, la frustration est la seule solution pour ne pas passer à l’acte. Et le problème avec la frustration, c’est qu’elle n’est pas forcément sans conséquence. D’une certaine façon, la frustration revient à ignorer un signal de son corps. Et comme tout comportement, si on le répète, on peut facilement l’apprendre, le mémoriser et le reproduire.
Pensez aux ravages du bon vieux « finis ton assiette » quand on était petit, ou à l’effet dévastateur sur un enfant à qui on donnerait le biberon à chaque fois qu’il pleure. Et ça se poursuit en grandissant. Pour moi, chacune de ces frustrations est un impact, et comme chez Carglass (qui répare, qui remplace mais qui ne ferme jamais sa gueule comme chacun le sait), un impact ça peut partir en fissure. Et dans une fissure, il y a plein de choses qui peuvent se glisser. Les régimes par exemple, avec leurs lots de privations toutes plus anti-naturelles les unes que les autres.
Le problème c’est que quand on commence à prendre l’habitude de mettre les signaux de son corps en sourdine, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres! On commence à manger quand on n’a pas faim, on ne prend plus de plaisir que dans l’excès de plaisir et les goûts très forts, et surtout on continue à manger au-delà de la satiété. Et là c’est la dérive. Manger ne devient plus seulement un besoin physiologique, ça devient une activité à part entière, et même pire, une activité à but récréatif. On réalise que quand on est triste, on mange un paquet de cookies et le shot d’endorphine endort la tristesse. Quand on s’ennuie, manger nous occupe. Et le pire du pire, quand on se sent seul, c’est carrément la prise de poids qui nous protège du monde extérieur, qui nous justifie notre solitude. Parlez d’un cercle vicieux.
Alors vous allez me dire, tous les gourmands ne tombent pas dans l’obésité. Tous ceux qui prennent du plaisir à manger ne glissent pas sur cette pente savonneuse. De la même façon que tous ceux qui aiment le bon pinard ne deviennent pas alcooliques. Mais par contre, tous les drogués ont pris un jour une première dose. Finalement, l’hyperphagie (manger trop) ou le grignotage (manger mal) ne sont que des dérives addictives. La différence, c’est qu’on peut décider de ne jamais boire ou de ne jamais se droguer (c’est ce que j’ai fait). Mais on ne peut pas ne jamais manger. Et pour se désintoxiquer, on ne peut pas non plus arrêter de manger. Ce qui est étonnant c’est que la nature pathologique de l’alcoolisme ou de la toxicomanie n’est jamais remise en question, mais que les gens ont encore du mal à accepter que l’obésité, et à travers elle l’addiction qui y conduit, soit une maladie à part entière.
Tout ça pour dire que l’obésité, et les comportements alimentaires qui y mènent le plus souvent (quand ce n’est pas génétique ou hormonal évidemment) sont tout sauf naturels. C’est même justement cette cassure, cet étouffement répété et systématique des signaux de faim, de plaisir et de satiété qui nous amène là.
Mais en quoi la chirurgie est-elle donc une bonne solution ?
D’abord entendons-nous sur le fait que les régimes restrictifs sont une mauvaise solution. Soigner une tendance maladive à ignorer ses signaux par une frustration permanente de ces mêmes signaux ne peut rien résoudre à long terme. C’est tout simplement absurde (attention, je parle ici pour des obèses qui ont dépassé le stade du simple épicurianisme occasionnel pour tomber dans des comportements addictifs).
Ensuite quand on y réfléchit bien, la chirurgie bariatrique, et notamment le bypass (déviation d’une partie de l’estomac et de l’intestin) et la sleeve (ablation d’une partie de l’estomac), jouent un rôle essentiel en réparant nos signaux. Quand quelqu’un est devenu tellement sourd qu’il ne vous entend plus, qu’est-ce que vous faites? Vous criez plus fort. Et bien c’est exactement ce que font ces opérations, en tout cas dans les premiers 18 à 24 mois: elles modifient les 3 signaux liés à la nourriture pour nous aider à mieux les entendre et à les réintégrer dans notre relation à la nourriture. En diminuant la taille de l’estomac, celui-ci sécrète moins de ghréline, et donc on a moins envie de manger. En modifiant les goûts, l’opération nous fait redécouvrir des plaisirs plus subtils, plus qualitatifs que quantitatifs. Et enfin, puisque l’estomac est plus petit, la sensation de satiété se fait mécanique: au-delà de la capacité de l’estomac, on ne peut plus manger, ça déborde. Même l’infâme dumping (malaise suite à une ingestion trop importante de gras ou de sucré) est un avantage en ce qu’il nous réapprend la peur d’être malade.
Et si on tire le meilleur parti de ces 18 à 24 mois après l’opération, si on saisit cette opportunité pour se rééduquer à un mode de vie plus sain, à une relation plus saine à la nourriture, alors évidemment que l’effet persiste même lorsque l’estomac se dilate à nouveau.
Donc d’une certaine façon, nous sommes d’accord, l’opération n’est pas naturelle, mais le chemin qui nous a mené à l’obésité ne l’était pas non plus, loin s’en faut. Et cette chirurgie est aussi peu naturelle qu’une greffe de coeur ou l’ablation d’un poumon. Elle n’en reste pas moins nécessaire dans certains cas.
Est-ce qu’on pourrait perdre tout ce poids excédentaire sans chirurgie? En ce qui me concerne je ne le pense pas. Ces comportements étaient tellement engrainés dans ma vie quotidienne, j’avais tellement modifié mes instincts et mes réflexes que mon corps avait besoin de cet électrochoc pour inverser la vapeur et repartir sur de bonnes bases. Et mon cerveau aussi avait besoin d’être remis à sa place par une pensée plus forte, celle qui fait que je me dis aujourd’hui que je n’ai pas fait tout ça pour ne pas en tirer le meilleur parti possible. Aujourd’hui déjà, mon corps et ma tête sont réconciliés, et c’est une victoire en soi. La suite, c’est que du bonheur.
Et vous, vous pensez toujours que la chirurgie, c’est pas naturel?
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